Pendant les six heures qui

suivirent, Lloyd travailla d’arrache-pied pour être prêt quand Flagg lui

demanderait son rapport. Il avait la situation bien en main, pensait-il. Il ne

lui restait plus qu’à trouver Paul Burlson pour lui demander ce qu’il savait de

ce Tom Cullen, au cas où Julie Lawry aurait vraiment mis le doigt sur quelque

chose. Lloyd n’y croyait pas vraiment, mais avec Flagg, il était préférable de

prendre ses précautions. Bien préférable.

Il décrocha le téléphone et

attendit patiemment. Au bout de quelques instants, un déclic, puis la voix

nasillarde de Shirley Dunbar :

– Standardiste.

– Salut Shirley, ici Lloyd.

– Lloyd Henreid ! Comment

ça va ?

– Pas trop mal, Shirl. Tu

pourrais essayer d’appeler le 62-14 ?

– Paul ? Il n’est pas

chez lui. Il est à Indian Springs. Mais je peux sans doute le joindre en

appelant les Opérations.

– D’accord, essaye si tu

veux bien.

– Et comment ! Dis, Lloyd,

quand est-ce que tu viens faire un tour chez moi pour goûter mon moka ? J’en

fais un tous les deux ou trois jours.

– Bientôt, Shirley, répondit

Lloyd en faisant la grimace.

Shirley avait quarante ans, pesait

quatre-vingts kilos… et avait le béguin pour Lloyd. Il se faisait constamment

mettre en boîte à propos d’elle, particulièrement par Whitney et Ronnie Sykes. Mais

c’était une bonne standardiste, capable de faire des miracles avec ce qui

restait du réseau téléphonique de Las Vegas. Remettre les téléphones en état de

marche – les plus importants en tout cas – avait été leur priorité après le

rétablissement de l’électricité mais la majeure partie du matériel de commutation

automatique avait sauté. Ils en étaient donc à peu près au stade des boîtes de

conserve reliées par une ficelle. Et les pannes étaient constantes. Shirley s’occupait

de ce qui fonctionnait encore avec une habileté stupéfiante et elle était d’une

extraordinaire patience avec les trois ou quatre jeunes standardistes qui s’entraînaient

avec elle.

Et de plus, elle faisait

effectivement un excellent moka.

– Bientôt, très bientôt, précisa

Lloyd.

Et il rêva de greffer le

splendide corps de Julie Lawry sur la gentillesse, la bonne humeur et la compétence

de Shirley Dunbar.

Shirley parut contente. Il y eut

des bip et des boup sur la ligne, puis un sifflement aigu qui lui

fit écarter le combiné de son oreille. Enfin, le téléphone sonna à l’autre bout

de la ligne, une série de brrr enrhumés.

– Bailey, Opérations, dit

une voix affaiblie par la distance.

– Ici Lloyd. Paul est là ?

– Lola ? Quelle Lola ?

Paul ! Paul

Burlson !

Oh, lui ! O. K.,

il est justement là en train de boire un Coca-Cola.

Un silence – Lloyd crut que la

fragile liaison était coupée – puis ce fut la voix de Paul au bout de la ligne.

– Il va falloir gueuler, Paul.

La ligne est infecte.

Lloyd n’était pas absolument sûr

que Paul Burlson eût la capacité pulmonaire nécessaire pour gueuler. C’était un

petit homme sec avec des lunettes épaisses comme des culs de bouteille. Certains

l’appelaient Mister Frigo, parce qu’il insistait pour porter tous les jours un

costume trois-pièces malgré la chaleur écrasante de Las Vegas. Mais c’était l’homme

parfait pour jouer les officiers de renseignements et Flagg avait dit à Lloyd, un

jour qu’il était d’humeur bavarde, que Burlson serait chargé de la police

secrète en 1991. Et qu’il serait siiii bon à ce poste…, avait ajouté

Flagg avec un sourire chaleureux, presque tendre.

Paul parvint à parler un peu plus

fort.

– Est-ce que tu as ta liste

avec toi ?

– Oui. Stan Bailey et moi, on

était en train de travailler sur un système de rotation des tâches.

– Tu veux bien regarder si

tu n’aurais pas quelque chose sur un type, Tom Cullen ?

– Une seconde.

La seconde se transforma en deux

ou trois minutes. Lloyd commençait une fois de plus à se demander s’ils n’avaient

pas été coupés.

– O. K. Tom Cullen… tu es

toujours là, Lloyd ?

– Toujours là.

– On est jamais sûr, avec

ces téléphones. Il a entre vingt-deux et trente-cinq ans. Le bonhomme n’est pas

sûr. Légère arriération mentale. Peut faire certains travaux. Il a travaillé

avec les équipes de nettoyage.

– Combien de temps qu’il est

à Las Vegas ?

– Un peu moins de trois semaines.

– Il vient du Colorado ?

– Oui, mais nous avons des

dizaines de gens ici qui ont essayé de rester là-bas et qui ont décidé qu’ils n’aimaient

pas ça. Ils ont chassé ce type. Il avait des relations sexuelles avec une femme

normale et je suppose qu’ils ont eu peur pour leur patrimoine génétique, ajouta

Paul en riant.

– Tu as son adresse ?

Paul la donna et Lloyd la nota

dans son carnet.

– C’est tout, Lloyd ?

– Encore un autre nom, si tu

as le temps.

Paul se mit à rire – un rire un

peu pincé de petit homme.

– Naturellement, c’était

justement l’heure de la pause-café. J’en prends trop de toute façon.

– Le type s’appelle Nick

Andros.

– J’ai ce nom sur ma liste

rouge, répondit aussitôt Paul.

– Ah bon ?

Lloyd pensa aussi vite qu’il

pouvait, ce qui était loin d’être à la vitesse de la lumière. Il n’avait pas la

moindre idée de ce que pouvait être la liste rouge de Paul.

– Qui t’a donné son nom ?

– Devine donc, répondit Paul

avec une voix où pointait l’exaspération. La personne qui m’a donné tous les

autres noms de la liste rouge.

– Oh… oui…

Il dit au revoir et raccrocha. Difficile

de parler avec cette mauvaise ligne et Lloyd avait trop à penser pour papoter, de

toute façon.

Liste rouge.

Des noms que Flagg n’avait donnés

qu’à Paul, apparemment – même si Paul croyait que Lloyd était au courant. La

liste rouge… qu’est-ce que ça voulait dire ? Rouge, ça voulait dire :

Stop.

Rouge : Danger.

Lloyd redécrocha le téléphone.

– Standardiste.

– C’est encore moi, Lloyd.

– Alors, Lloyd, est-ce que…

– Shirley, je n’ai pas le

temps de papoter. Je suis peut-être sur un gros poisson.

– Compris, Lloyd.

Shirley cessa aussitôt de

minauder et sa voix redevint terriblement sérieuse.

– Tu connais quelqu’un de

pas trop con à la sécurité ?

– Barry Dorgan.

– Passe-le-moi. Et je ne t’ai

jamais parlé.

– Entendu, Lloyd.

Elle avait l’air d’avoir peur. Lloyd

avait peur lui aussi, mais il n’avait pas le temps d’y penser.

Un moment plus tard, Dorgan était

au bout du fil.

C’était un brave type. Heureusement,

pensa Lloyd. Trop d’hommes du type Poke Freeman étaient entrés dans les rangs

de la police ces temps-ci.

– Je voudrais que tu

ramasses quelqu’un pour moi, dit Lloyd. Vivant. Il faut que je l’aie vivant, même

si nous devons perdre des hommes. Il s’appelle Tom Cullen et tu pourras probablement

le trouver chez lui. Amène-le au Grand Hotel.

Il donna à Barry l’adresse de Tom

et lui demanda de la répéter.

– C’est important, Lloyd ?

– Très important. Si tu t’en

tires bien, quelqu’un plus haut que moi sera très content de toi.

– Compris, répondit Barry en

raccrochant.

Lloyd était sûr que Barry avait

compris la proposition inverse : Rate ton coup, et quelqu’un va être

très mécontent.

Barry rappela une heure plus tard

pour dire qu’il était à peu près sûr que Tom Cullen était parti.

– Mais il est complètement

débile, continuait Barry. Il ne sait pas conduire. Même pas un scooter. S’il va

à l’est, il ne peut pas être rendu plus loin que Dry Lake. Nous pouvons le

rattraper, Lloyd, j’en suis sûr. Donne-moi le feu vert.

Barry avait l’air bien pressé. Il

était l’une des quatre ou cinq personnes à Las Vegas qui étaient au courant de

l’histoire des espions. Et il avait lu dans les pensées de Lloyd.

– Je vais y réfléchir, répondit

Lloyd qui raccrocha avant que Barry puisse protester.

Il réfléchissait beaucoup mieux maintenant

qu’il ne l’aurait cru possible avant la grippe, mais il savait que cette fois

le morceau était trop gros pour lui. Et cette histoire de la liste rouge l’inquiétait.

Pourquoi ne lui en avait-on pas parlé ?

Pour la première fois depuis qu’il

avait rencontré Flagg à Phœnix, Lloyd éprouvait le sentiment désagréable qu’il

pouvait être vulnérable dans sa position. On lui avait caché des secrets. On

pouvait sans doute encore rattraper Cullen ; Carl Hough et Bill Jamieson

pouvaient piloter les hélicoptères de l’armée qui se trouvaient à Indian

Springs, s’il le fallait, on pourrait fermer toutes les routes partant du

Nevada en direction de l’est. Et puis, ce type n’était pas Jack l’Éventreur. C’était

un débile qui foutait le camp tout seul. Mais nom de Dieu ! S’il avait

entendu parler de cet Andros Machin Chouette quand Julie Lawry était venue le

voir, ils auraient peut-être pu l’attraper dans son petit appartement du nord

de Las Vegas.

Quelque part en lui, une porte s’était

ouverte, laissant entrer une brise glaciale de frayeur. Flagg avait fait une

connerie. Et Flagg était capable de ne pas faire confiance à Lloyd Henreid. Ça,

ce n’était vraiment pas bon, pas bon, pas bon du tout.

Il allait quand même falloir lui

parler de cette histoire. Il ne pouvait pas prendre sur lui de lancer une

nouvelle chasse à l’homme. Pas après ce qui était arrivé avec le juge. Il se

leva pour aller donner un coup de téléphone à la réception et rencontra Whitney

Horgan qui en revenait.

– C’est le patron, Lloyd. Il

veut te voir.

– Parfait, répondit-il, surpris

du calme de sa voix, car il sentait maintenant en lui une terrible peur.

Et surtout, il fallait qu’il se

souvienne qu’il serait depuis longtemps mort de faim dans sa cellule de Phœnix

si Flagg n’était pas venu le sortir de là. Inutile de tourner autour du pot ;

il appartenait à l’homme noir, il lui appartenait corps et âme, comme on dit.

Mais je ne peux pas faire mon

boulot s’il me cache des trucs, pensa-t-il en se dirigeant vers les ascenseurs.

Il appuya sur le bouton du dernier étage et l’ascenseur commença à monter

rapidement. Cette idée continuait à le travailler sournoisement… Flagg n’était

pas au courant. Le troisième espion était là, et Flagg n’était pas au courant.

– Entre, Lloyd.

Vêtu d’une banale robe de chambre

à carreaux bleus, Flagg arborait un sourire nonchalant.

Lloyd entra. Le climatiseur

fonctionnait au maximum et on aurait cru entrer dans un appartement ouvert à

tous les blizzards, en plein Grœnland. Pourtant, quand Lloyd passa devant l’homme

noir, il sentit émaner de son corps une chaleur très forte. Et l’on aurait cru

alors se trouver dans une petite pièce chauffée par un poêle brûlant.

Dans un coin, la femme qui était

arrivée avec Flagg ce matin-là était assise sur une chaise de toile blanche. Ses

cheveux, retenus par des épingles, étaient soigneusement coiffés. Elle était

vêtue d’une robe droite. Son visage vide et lunaire fit frissonner Lloyd lorsqu’il

le regarda. Quand il était jeune, lui et des amis avaient un jour volé quelques

bâtons de dynamite sur un chantier. Ils avaient bricolé un détonateur et jeté

la dynamite dans le lac Harrison où elle avait explosé. Les poissons morts qui

étaient remontés ensuite à la surface avaient eu ce même regard de neutralité

absolument vide dans leurs yeux bordés de lune.

– Je te présente Nadine

Cross, dit doucement Flagg derrière lui. Mon épouse.

Lloyd sursauta. Stupéfait, il

regarda Flagg mais ne vit que ce sourire moqueur, ces yeux dansants.

– Chérie, je te présente

Lloyd Henreid, mon bras droit. Lloyd et moi, nous nous sommes rencontrés à Phœnix

où Lloyd était en prison. Il était sur le point de manger pour son dîner un

camarade détenu. En fait, Lloyd avait même déjà peut-être pris un petit hors-d’œuvre.

Pas vrai, Lloyd ?

Lloyd rougit mais ne répondit

rien, même si la femme avait l’air complètement dingo, ou alors tellement

absente qu’elle devait se balader souvent sur la face cachée de la lune.

– Donne la main, ma chérie, dit

l’homme noir.

Comme un robot, Nadine tendit la

main. Ses yeux continuaient à fixer avec indifférence un point situé quelque

part au-dessus de l’épaule de Lloyd.

Brrr, ça donne la chair de

poule, pensa Lloyd. Il s’était mis à transpirer un peu, malgré le climatiseur

qui soufflait un vent glacé.

– Enchanté, dit-il en

prenant la viande douce et tiède de la main de la femme.

Il dut ensuite se faire violence

pour ne pas s’essuyer la main sur la jambe de son pantalon. Quant à la main de

Nadine, elle resta suspendue en l’air, molle comme du caoutchouc.

– Tu peux baisser la main

maintenant, mon amour.

Nadine reposa sa main sur son

ventre où elle commença à s’agiter rythmiquement. Lloyd se rendit compte avec

quelque chose qui ressemblait fort à de l’horreur qu’elle était en train de se

masturber.

– Mon épouse est indisposée,

gloussa Flagg. Il faut dire aussi que je l’ai engrossée, comme on dit. Félicite-moi,

Lloyd. Je vais être papa.

Encore ce gloussement, comme des

rats détalant derrière un vieux mur.

– Félicitations, parvint à

murmurer Lloyd, bien que ses lèvres fussent bleues et engourdies.

– Nous pouvons dire tout ce

que nous avons sur nos petits cœurs devant Nadine, n’est-ce pas, ma chérie ?

Elle est aussi silencieuse qu’une tombe. Ou qu’une momie future maman, si je

peux me permettre ce petit jeu de mots. Et alors, Indian Springs ?

Lloyd cligna les yeux et essaya

de remettre en marche les rouages de son cerveau, se sentant tout nu devant ces

yeux, sur la défensive.

– Ça avance très bien, réussit-il

à dire enfin.

– Ça avance très bien ?

L’homme noir se pencha vers lui

et Lloyd crut un instant qu’il allait ouvrir la bouche et lui sectionner le cou

comme un sucre d’orge. Il recula.

– Ce n’est pas exactement ce

que j’appellerais une analyse objective, Lloyd.

– Il y a autre chose…

– Quand je voudrai parler d’autre

chose, je te le dirai.

Flagg avait haussé la voix, inconfortablement

proche à présent d’un hurlement. Lloyd n’avait jamais vu quelqu’un changer si

radicalement d’humeur. Et il eut affreusement peur.

– Pour le moment, je veux un

rapport sur ce qui se passe à Indian Springs, et tu ferais mieux de me le donner,

Lloyd, dans ton intérêt !

– Très bien, marmonna Lloyd.

D’accord.

le fléau
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